BELGIQUE - Lettres françaises

BELGIQUE - Lettres françaises
BELGIQUE - Lettres françaises

Comment se présente le problème même d’une littérature française en Belgique?

Si des éléments comme la race, le peuple, le climat ou le décor de la vie ont leur importance dans la formation de l’esprit des écrivains et, par là, dans l’aspect de leurs produits, il n’en reste pas moins que ce qui les crée écrivains, ce qui les fait entrer en littérature, c’est le fait que cet esprit se donne un moule de langage. En se coulant dans ce moule l’esprit s’achève, et surtout il cesse de n’être qu’une chose intérieure pour devenir esprit formulé, exprimé, et naît ainsi à l’existence littéraire. Voilà pourquoi, au-delà de l’infinie diversité individuelle, il existe des patries d’esprits en tant que manifestés par le langage. L’une de ces patries est la littérature française, et le Belge qui use du français, sa langue naturelle, en fait encore plus irrécusablement partie qu’un Panaït Istrati ou un Julien Green par exemple, puisque le français est pour lui cette chose qu’on n’a pas eu à choisir, chose profonde, portée en soi dès l’enfance, qui est vous-même et par quoi l’on se projette hors de soi pour les autres – et d’abord pour d’autres qui pratiquent le même idiome. Même des Flamands de souche – un Maeterlinck ou un Hellens – s’ils sont venus à la patrie littéraire française, c’est parce que la langue française, parlée par eux dès l’enfance, était celle qui leur permettait de se dire le plus véridiquement: eux non plus n’ont pas choisi. Cette littérature – qu’on l’appelle «connexe et marginale» (G. Picon) ou «seconde» (G. Charlier) – est et ne peut être (par nature et non par choix, mais ayant été forcée à cause de sa situation périphérique de confirmer cette nature par la constance d’une volonté) qu’une littérature française.

C’est bien là son identité. Mais une fiche d’identité ne dit pas le caractère. Ces œuvres, littérairement françaises mais qui ont germé et pris visage dans le milieu particulier des anciens Pays-Bas ou de la principauté de Liège, n’y aurait-il pas certains traits de sensibilité, d’orientation mentale ou de style que l’on pourrait déceler à des degrés divers, sinon dans toutes, du moins dans un grand nombre d’entre elles? Il ne faut pas oublier qu’en dépit du voisinage de la France ce milieu continue à vivre un peu à sa manière et selon des habitudes et une conscience de soi qui sont assez différentes de celles de Paris et, à plus forte raison, de la Suisse, du Québec ou du Liban. La littérature belge, c’est la sorte de littérature française qui pouvait naître dans un pays comme la Belgique, et elle aura tout de même plus de particularité qu’une littérature de Provence ou de Bretagne, parce que l’existence d’une frontière politique signale et entraîne bien des raisons d’être sui generis .

1. La vie littéraire en petit pays

Dans une première phase d’éclat de la littérature francophone de Belgique, vers 1890, les projecteurs se sont braqués sur Rodenbach, Verhaeren et Maeterlinck, moins déjà sur Lemonnier, et ont encore beaucoup moins touché des auteurs comme Van Lerberghe, Elskamp ou Mockel. Assurément, la phase plus récente n’est pas demeurée tout à fait dans l’obscurité: l’on n’ignore ni un Simenon, ni un Henri Michaux ni un Ghelderode. Cependant, beaucoup de leurs concitoyens qui paraissent les valoir n’ont aucunement éveillé l’attention de Paris. C’est là le drame de la plupart des écrivains belges d’aujourd’hui: pour eux, pas d’audience française veut dire pas d’audience du tout – et même, jusqu’à un certain point, pas d’audience chez eux.

Or, vers 1890, certains facteurs permirent à quelques Belges d’être découverts par la France, dont l’évolution littéraire du moment privilégiait des traits propres à ces écrivains: «Il y avait eu dans le symbolisme un génie qui correspondait à celui de nos marches nordiques» (M. Thiry). Répondant à cet appel, une Belgique un peu embrumée de germanisme a eu son «tour de chant» sur la scène française: l’enfant Septentrion dansa et plut. La raison principale de ce succès fut donc la rencontre d’une demande et d’une offre, mais il ne faudrait pas négliger certaines circonstances d’un ordre plus personnel. Quelques années auparavant, des écrivains parisiens d’avant-garde avaient été accueillis en Belgique par des revues, des cercles de conférences, des groupes de jeunes poètes: le reflux fut la gratitude efficace de ces écrivains devenus influents.

Ensuite, la marche du Nord n’eut plus de produits de choc à présenter. Or, c’était de plus en plus cela qu’il fallait: on voulait du poète maudit! Ce n’est pas que la Belgique en manquât tout à fait, mais l’expérience montre que pour qu’un Corbière ou un Rimbaud sorte de la coulisse, il est bon qu’il soit déjà connu de quelqu’un qui appartient à la littérature en vue. Et, d’ailleurs, les valeurs littéraires belges de ce siècle-ci sont en général de l’ordre du sage, du sensible, de l’intime. Après 1918, les Vikings ont disparu et l’on assiste en Belgique à la «relève wallonne». Tout change alors, et peut-être ce qui commence est-il un temps de vérité. Dangereuse la vérité, dans un monde de plus en plus amoureux du spectacle... Et, sans doute, cette Flandre si avantageusement déployée avait dû beaucoup de son succès au fait de n’être en grande partie que phantasme. Même chez les conteurs ou les poètes (on songera au Thyl Ulenspiegel , à la Bruges de Georges Rodenbach, au Verhaeren de Toute la Flandre, des Campagnes hallucinées et des Villages illusoires ), et à plus forte raison chez Maeterlinck, Crommelynck ou Ghelderode, l’on a affaire à du théâtre.

C’est finalement sur les tréteaux que l’exotisme belge a le mieux révélé sa nature irréaliste. Moins historique et paysagère que dans le pittoresque de De Coster ou dans le lyrisme épique de Verhaeren, pas du tout idyllique et naïve comme dans les vers de Max Elskamp, la Flandre (pas toujours nommée d’ailleurs) du premier théâtre de Maeterlinck, du Cocu magnifique ou de Hop signor est évidemment toute imaginée à partir des données, déjà elles-mêmes fort élaborées, des peintres des XVIe et XVIIe siècles. De cette Flandre des musées qu’interprétait un délire, Michel De Ghelderode a pu dire dans un moment de sincérité bien éclairante: «De nos jours, Flandre n’est plus rien qu’un songe.» Songe très «littéraire», et qui ne se rencontre d’ailleurs guère chez les auteurs de langue flamande: la Flandre de Guido Gezelle ou de Stijn Streuvels est beaucoup plus modérée, plus authentique. Le fait qu’un Verhaeren ou un Ghelderode parlaient d’elle en français leur accordait beaucoup de liberté, le décalage linguistique permettait le mirage. Flandre étant un mot talisman qui donnait le départ à la fantaisie créatrice. Aussi y a-t-il une Flandre personnelle de chacun de ceux qui l’ont évoquée et n’est-ce à coup sûr pas dans leurs œuvres qu’il conviendrait de chercher une image de la Belgique d’aujourd’hui, ni même de ce que purent être la Flandre des comtes et des communes, ou la Lotharingie des ducs de Bourgogne, ou même les Pays-Bas de Charles Quint et de Philippe II. Mais, de l’histoire littéraire les mythes des poètes font légitimement partie. Ce fut indubitablement un rêve esthétique valable que ce curieux forçage de couleurs et son exploitation aux fins de l’expression à demi factice de tempéraments et de sentiments eux-mêmes un peu sollicités. Pièce importante à conserver dans le dossier «écrivains français de Belgique», et, après tout, dans le dossier d’ensemble de la littérature française. Les comparatistes pourront y observer une floraison un peu folle et tardive du vieil arbre d’illusion dont Herder et Walter Scott sont les racines, et dont le tronc porta notamment certaines pages de Michelet et Notre-Dame de Paris .

Avec la relève wallonne, on sort indubitablement de ce romantisme symbolico-expressionniste si bien fait pour attirer l’attention. Quelles qu’en soient les raisons, les Wallons s’étaient peu montrés jusque-là (à peine pourrait-on citer un Octave Pirmez, ce sous-Amiel), ou bien ils se confinaient dans le lyrisme intime et l’étude régionaliste. Après 1918 ils se manifesteront davantage, en même temps que l’évolution politique détournera de plus en plus les écrivains de naissance flamande de s’exprimer en français. Qu’apportent les Wallons? Plus de mesure assurément, une introspection plus exacte et partant moins dramatique, le goût des réalités quotidiennes, la sobriété du style, en poésie le retour fréquent au mètre classique et à un vocabulaire moins excessif, un lyrisme d’écoute et de notation plutôt que de proclamation et de grands décors. Une telle littérature a certes les moyens de retenir, encore faut-il qu’on veuille bien lui porter attention. De tels écrivains ne vont pas vers le public, mais l’attendent. En partie parce que leur situation effacée par rapport à la littérature venant de Paris les décourage de rivaliser avec elle, ils créent de plus en plus pour eux-mêmes et pour quelques amis. C’est sans doute la raison pour laquelle, dans ce milieu de siècle, la littérature française de Belgique s’est vouée surtout à une poésie qui reste assez loin des hermétismes nouveaux, ou à un genre de narration qui a peu de rapports avec les formes sur lesquelles se porte aujourd’hui en France la dilection de la critique. Comment s’étonner que reste dans sa pénombre un peu déçue une littérature qui se fait selon son goût à elle et ses nécessités internes sans se mouler sur l’attente qu’on pourrait avoir d’elle et sans fournir de matière facile à la publicité, cette reine contemporaine? Tout cela maintient certes une particularité belge, mais une particularité qui peut être perçue comme celle du démodé.

Provinciale donc, cette littérature? Il convient de voir dans la Belgique actuelle une réserve plutôt qu’une province.

2. Une littérature sans écoles

Le «Thyl Ulenspiegel» de Charles De Coster

La première œuvre qui ait vraiment compté est le roman-poème de Charles De Coster (1827-1879). Curieuse épopée en prose qui, dans le troisième quart du XIXe siècle, a tenté une synthèse tout à fait personnelle du réalisme et du romantisme. Énergique et frais, le «rêve flamand», coulé en un français savoureux, y a plutôt couleur que truculence. La gravité et la vigueur y restent pures, et le tragique y alterne avec l’humour dans un contrepoint équilibré. Il n’est peut-être pas inutile d’indiquer que l’ascendance de l’écrivain était mi-flamande, mi-wallonne, et qu’il ne vécut jamais en Flandre. Ami des peintres, grand lecteur de Rabelais, il s’était intéressé au folklore flamand, qui lui avait donné la matière d’un recueil de style réaliste et archaïsant, les Légendes flamandes (1858). Dans les années qui suivirent il écrivit ses Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs . Le livre parut en 1867, puis fut de nouveau publié deux ans plus tard avec une préface fantaisiste, la «préface du hibou».

Le sujet est double: cela démarre comme l’histoire anecdotique d’un joyeux drille, mais bientôt, sans quitter celui-ci, on bifurque vers les bûchers et les combats d’un siècle tragique et Walter Scott se tresse à Rabelais sans que cela fasse tort à une complexe et attachante unité de ton, de coloris et de sentiment.

D’où venait ce Thyl Ulenspiegel (dont De Coster a quelque peu euphonisé le patronyme)? Au début du XVIe siècle, la traduction flamande d’une compilation d’origine rhénane avait introduit et popularisé dans les Pays-Bas le type et le caractère de ce farceur allemand. On lui invente un tombeau à Damme, près de Bruges, et c’est là que De Coster fera naître son héros, dont il placera l’existence au temps des persécutions religieuses et de la révolte des «gueux» contre le pouvoir espagnol. Car il y a dans le récit tout un aspect historique que passionne d’ailleurs une perspective d’anticléricalisme moderne, et le germe fécond de l’ouvrage a été la rencontre de ces deux sources: un recueil de farces populaires et les ouvrages des historiens. Greffer ainsi l’histoire et la passion politique, choses tragiques, sur un fond de facétie et de vitalité rustique, et envelopper le tout dans la poésie d’un paysage et d’un climat, voilà qui ne pouvait être le fait que d’un écrivain doué d’une imagination extrêmement vivante et d’un remarquable doigté d’artiste. Une de ses réussites a été de servir son plat flamand à la sauce d’un français du vieux temps, poivré çà et là de quelque terme germanique qui donne l’exotisme.

Ulenspiegel est un ouvrage que la sympathie inspire mais qui mise de toute évidence sur un style. Style très consciemment conçu et travaillé, qui fait reluire sans la trahir la simplicité populaire, et qui sera assez souple pour passer sans accroc, quand le sujet le demandera, d’un verset de ballade à une prose plus abondante et plus dramatique, quitte à revenir ensuite au verset bref et serré qui reste la trame rythmique, le pas de route du récit-poème. Le mouvement des aventures s’entrelace à la succession tranquille des saisons, car ce livre est une image de la vie humaine dans ce qu’elle a d’instable à cause des hommes, de stable à cause de la nature. Contrepoint aussi de la vie quotidienne et de l’histoire, puisque les personnages s’appellent aussi bien Philippe II et le Taciturne que Lamme, Nele ou Katheline. De Coster a fait de ce Thyl emprunté une véritable création, unissant en lui l’espiègle tricheur au héros généreux et conscient, en en faisant aussi un amoureux et un poète. Bien qu’il ne soit à aucun degré un don Quichotte, il voyagera accompagné d’un Sancho, ce bon Lamme Goedzak qui est la figure replète et douillette du peuple de Flandre, alors que Thyl en est la figure aiguë, enthousiaste et sarcastique.

Le groupe de la Jeune Belgique

De Coster mourra sans avoir connu le mouvement d’éveil littéraire des années quatre-vingt, représenté principalement par le groupe et la revue La Jeune Belgique . Les manuels belges ne tarissent pas sur cette glorieuse épiphanie, et surtout sur Georges Rodenbach (1855-1898) et Albert Giraud (1860-1929). On connaît la grâce élégiaque du premier. Son roman Bruges-la-Morte fut célèbre, et l’on retrouvera des échos de sa mélancolie aussi bien chez les crépusculaires italiens que chez les symbolistes russes ou chez un postsymboliste de France comme Samain. Vaporeux comme Verlaine, il a dans ses meilleures pièces une lucidité cristalline qui doit quelque chose à Mallarmé, et en cela, il annonce les Clartés un peu mystérieuses du Wallon Albert Mockel. Quant à Albert Giraud, très admiré en son temps, ce fut un parnassien solide et le chef de file du groupe. On peut rapprocher de lui Fernand Severin, plus sensible cependant, touche de préraphaélisme, et dont le vers musical et pur a la fermeté des stances de Moréas. Mais l’époque avait été envahie par deux grandes œuvres et deux grands noms: Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck. Serres chaudes et les recueils de la première phase verhaerénienne ont opposé au parnassisme de Giraud et de ses amis l’apparition d’un symbolisme belge qui ne manquait ni de suggestivité ni de vie. Or le symbolisme belge est fort riche, et les noms moins connus d’Albert Mockel, de Charles Van Lerberghe et de Max Elskamp méritent qu’on s’arrête à eux.

Albert Mockel

Avec Mockel (1866-1945) apparaît Liège, et avec Liège l’Ardenne, les bois, la sensibilité musicale du Wallon. Wallonie est le nom qu’il donna à une revue où collaborèrent tous les symbolistes de Paris et qui est devenu aujourd’hui celui de la Belgique francophone. Lui-même, Rhénan aéré par l’Ardenne et tenté par le Midi, se situe à une limite très délicate, et c’est sans doute cette délicatesse qui, le rendant compréhensif aux nuances diverses de la nouvelle école, l’ouvrant à ses courants et l’invitant à fixer les points communs de son effervescence, a assuré le succès assez extraordinaire de ces cahiers du Nord dont la place reste marquée dans l’histoire de la grande mutation moderne du lyrisme.

Le symbolisme, à certains égards, est né d’une analyse du fait poétique. Mockel en a pris sa part dans ses Propos de littérature où il parle de Régnier et de Vielé-Griffin, dans ses études sur Mallarmé et sur Van Lerbergh. À le lire, le symbolisme devient une chose presque précise, en tout cas soigneusement fondée sur une méditation dont on dira qu’elle était philosophie esthétisante plutôt qu’esthétique de philosophe. Dans la pratique de sa propre poésie il a suivi sa spontanéité sensible, et en cela il se révélait bien wallon. Sa sonorité ne cherche pas à être imitative des choses mais suggestive des climats intérieurs. Voulant traduire le flux de l’âme, il a fait confiance aux frémissantes souplesses du vers libre. Après Chantefable un peu naïve et Clartés , il a évolué vers une technique qui, sans abandonner la finesse sonore et l’émotivité du rythme, se rapprochait peu à peu des régularités traditionnelles. Dans La Flamme immortelle (1924), cette intelligente symphonie dédiée à l’amour, l’ancien animateur de la Wallonie était presque entièrement sorti du symbolisme.

Charles Van Lerberghe

C’est aussi dans le pays wallon que le Gantois Charles Van Lerberghe (1861-1907), après avoir fait le tour de l’Europe, rencontra le décor prédestiné de son lyrisme: sa Chanson d’Ève , qui fut en son temps un événement de la poésie française, avait été achevée en 1904 dans la vallée de la Semois. Avant cela Van Lerberghe avait ouvert la voie au théâtre symboliste par son acte Les Flaireurs et publié en 1898 un volume de poèmes diaphanes et tremblants qui porte le titre significatif d’Entrevisions . Un poème, disait-il, «ne me plaît tout à fait que lorsqu’il est à la fois d’une beauté pure, intense et mystérieuse », et il ajoutait avec sa merveilleuse modestie: «C’est dans ce domaine que je tâtonne.» C’est que la vie, pour la sensibilité de ce poète, est un rapport ondoyant entre une subjectivité en attente et un monde qui à demi-mot lui répond, tangence effleurante du moi plein de ferveur timide et d’un dehors prêt à perdre sa nature étrangère. Le recueil des Entrevisions contient quelques merveilles de poésie toute pure, à peine palpable. On y voit poindre plus d’un des thèmes que rassemblera l’œuvre de maturité. En même temps le vers lerberghien y avait fait ses gammes, et le poète pouvait déjà se définir à lui-même sa poésie: «un brouillard de lumière». Mais ce qui permettra la cristallisation en un seul symbole de toute la sensible spéculation en suspens sera une certaine image de femme. Cette image, il en a cherché longtemps le modèle chez telles jeunes filles rencontrées au fil de ses voyages, mais le critique Henri Davignon a pu dire: «À la fin, il fait de méprises successives la gloire de la seule Ève à laquelle il a cru, pour l’avoir inventée.» Quant à son paradis, nous avons vu que c’est un val d’Ardenne qui lui en a donné, non assurément le détail, mais le vaporeux rayonnement: «Souvent, dit-il, il me faut coudre avec du fil blanc un peu d’eau à un bout d’aube ou une flamme à un pan de vent.» Car Van Lerberghe est un Ariel.

La Chanson d’Ève , c’est musical, chatoyant d’une richesse d’images dont chacune reste sobre, le monologue de l’âme humaine devant le monde. À travers l’émerveillement un peu perdu du faune mallarméen y passent les questions et les alarmes, la dialectique dedans-dehors de la Jeune Parque; mais dans cette modulation qui va de l’émerveillement au désespoir, rien n’est violent et le pessimisme même a sa grâce de joie. En vérité c’est là un poème philosophique qui en même temps exprimerait la tonalité sensible d’un être. Et la symphonie aux mouvements admirablement conduits se résoudra en une cadence des plus classiques dans le miraculeux diminuendo de la mort d’Ève.

Max Elskamp

L’âme de Max Elskamp (1862-1931) ressemblait certes un peu à celle de Van Lerberghe, elle aussi était fraîche et sensible, mais la nature artistique du poète anversois le poussait plutôt à s’exprimer non en pureté mais en naïveté. Il n’a pas la profondeur spéculative du penseur de La Chanson d’Ève , mais il a vécu un drame intérieur qui se révélera surtout dans sa deuxième période de création. Sa poésie est une longue chanson à petite voix, et chez lui plus que chez tout autre on peut dire que c’est le ton qui fait la chanson. Dès Dominical (1890), le poète dit la couleur de ce qui peut le rendre heureux: les dimanches, les cloches, les joies humbles, l’amour; c’est un Francis Jammes plus nerveux, subtil dans sa simplicité apparente, et qui demanderait à l’ellipse, au rythme populaire, à une oralité délicieusement archaïsante la transposition de l’aveu en une poésie. Pourtant la mélancolie s’insinue bientôt dans l’élan joyeux. Elskamp voit la vie comme une suite de jours, de semaines et de saisons, pans de joie et de peine commençant, finissant et recommençant sans trêve. Le temps, le lieu, la bonté, voilà des thèmes de ce «moi» qui tout naturellement s’identifie au «nous» pour chanter l’almanach intime des gens de son pays. Verhaeren a dit, de En symbole vers l’apostolat , que c’était un livre que François d’Assise aurait oublié d’écrire. Tout cela donnera son ultime et tendre flambée dans La Chanson de la rue Saint-Paul . Cette première phase évoquait un monde en rond, «un pays comme Dieu le veut», et en même temps faisait à petites touches le portrait d’une âme. Mais que va-t-il arriver à cette âme? Dans la seconde suite de ses recueils, le poète ne dira plus ce qu’il souhaitait de la vie, mais ce que la vie a fait de lui. Elle en a fait d’abord en 1914 un exilé, dont la plainte amère et douce, encore liée à l’aventure de son peuple, inspire Sous les tentes de l’exode (1921). Ensuite, Chansons désabusées et Aegri somnia (posthume, 1933), d’autres recueils encore, feront entendre l’élégie d’un destin personnel fait de déréliction, de tête-à-tête avec soi-même et d’une longue nostalgie. La confiance a été trompée, mais le désabusement va se chanter sur les mêmes rythmes et selon le même intimisme sincère que jadis la foi ingénue. Dépouillement, nudité, jaillissement direct continuent à donner un son très humain à ces récapitulations désolées, à cette comptabilité de l’âme, à ces «regrets Villon» qui n’en finissent plus. Il y a sans doute dans la littérature universelle des poésies plus serrées, plus ornées, plus riches de sens comme de son, mais sans doute n’existe-t-il pas une œuvre où l’auteur soit plus présent à chaque mot, entre les mots, dans la lancée même du rythme.

Poètes et prosateurs d’aujourd’hui

Le courant lyrique

Parmi les poètes apparus dans l’entre-deux-guerres, il faudrait distinguer d’Odilon-Jean Périer (1901-1928), mais aussi de René Verboom, Pierre Nothomb, Roger Bodart, Maurice Carême, Géo Norge, Jean Tordeur... Mais il ne s’agit pas de glisser au palmarès, et nous nous limiterons à deux figures, fort différentes l’une de l’autre mais que recommande également leur valeur d’authenticité: Armand Bernier et Marcel Thiry.

Le charme de l’œuvre d’Armand Bernier, dont l’essentiel a été réuni sous le titre Le Monde transparent (1956), réside dans la continuité et la cohérence sensible de sa coulée. Une émotion méditante n’a cessé de la conduire dans une nudité d’expression tout à fait remarquable. «Je ne puis lire une œuvre d’Armand Bernier, a dit Marcel Arland, sans être frappé tout ensemble par la pureté harmonieuse de sa voix et par sa ferveur.» Jules Supervielle lui aussi a beaucoup aimé ce poète en qui il pouvait reconnaître quelque chose de fraternel. À travers de multiples étapes, une âme a cherché l’équilibre et s’est construit peu à peu une vue d’univers. Aux «quatre songes pour détruire le monde» succèdent et répondent «les vergers de Dieu» puis «la famille humaine», et enfin tout se conclut dans la métaphysique rassurante de la «migration des âmes». Armand Bernier a le génie de la parabole lyrique. C’est le type même du chanteur en langage clair, dont la poésie nous parle.

Marcel Thiry (1897-1977) apporte une poésie plus inquiète, plus nerveuse, diverse et riche de matière. Son aventure de soldat sur le front russe de 1916-1917, d’où il revint en faisant le tour du monde, lui inspira d’abord une ivresse d’exotisme et, dans la suite, une séduisante nostalgie du voyage. À cette épreuve tôt vécue, son œuvre devra de ne jamais se bloquer sur le moi mais de s’ouvrir infatigablement à une méditation du multiple. Bientôt Thiry, qui n’aime pas le facile et qui réagit à la moindre aspérité du réel, comprendra que la géographie n’est pas la seule muse, et il entreprendra le voyage profond de la vie en voyageur au regard à la fois attiré et libre, et à cause de cela pénétrant. Ce regard de l’étranger fasciné, il le posera sur tout ce qu’offre l’existence. Lucidité et amour se conjuguent, et une extraordinaire conscience d’artiste, toujours en éveil, contribuera à faire des butins perpétuellement renouvelés de ce regard une poésie d’une efficacité insolite. Entreprise de connaissance et entreprise technique sont liées, et si la technique poétique de Thiry a donné de plus en plus l’impression d’une gageure grave, c’est que ce poète-ci veut dire sans tricher, par mimétisme verbal, tout ce que l’occasion lui fait sentir et penser à propos de ce monde. L’expérience du marchand, celle des villes modernes, de la vitesse mécanique, de la guerre, du temps, de l’âge lui donnent l’occasion de planter en plein tuf de réalité les interrogations les plus aiguës du bonheur et de la morale. Toute son œuvre, de Statue de la fatigue (1934) à Âges et au Festin d’attente (1963), est un effort d’une honnêteté prodigieuse, servi par des dons qui dépassent l’ordinaire, et pathétique par la conscience des limites obligées de cet effort, pour saisir et comprendre l’unique réalité fuyante et précieuse. Le tragique de notre temps mais aussi le tragique permanent de la condition humaine y sont fixés avec un scrupule tendre par une intelligence qu’alerte et aiguille le cœur.

Le courant réaliste

Il faut retourner très en arrière si l’on veut esquisser l’histoire de la narration en Belgique. Après Charles De Coster il y avait eu d’abord Camille Lemonnier (1844-1913), contemporain et émule des grands romanciers naturalistes, que ceux-ci considéraient comme leur pair, et qu’une assemblée enthousiaste d’écrivains belges proclama un jour «maréchal des lettres». Ses Charniers ouvrirent le chemin à La Débâcle de Zola, et son Happe-chair fut un premier Germinal . Écrivain abondant et vigoureux, personnalité très vivante, il a laissé un grand souvenir. Un mâle, Au cœur frais de la forêt, Le Vent dans les moulins, Comme va le ruisseau témoignent de l’ampleur de son registre. Le naturalisme de Lemonnier ne va pas sans un lyrisme descriptif qui le rapprocherait de Zola plutôt que de Maupassant, et l’on peut songer à Huysmans ou à Léon Cladel pour un certain luxe truculent de son vocabulaire. Cette union du réalisme et du «coruscant» se retrouve plus marquée encore chez son contemporain Georges Eekhoud (1854-1927), l’auteur de La Nouvelle Carthage et de Voyous de velours .

Le courant réaliste a produit en Belgique dans le premier quart de ce siècle de nombreuses œuvres, romans et nouvelles, qui cherchent leur vérité et leur charme dans l’observation régionaliste. André Baillon, Jean Tousseul, Charles Plisnier, Charles Paron, etc., se sont élevés très au-dessus de ce niveau général.

Il faut citer aussi Georges Simenon, ce réaliste voyageur. Liégeois né d’un père wallon et d’une mère flamande, il a réussi le tour de force de répandre aux quatre coins du monde un certain climat belge-moyen adroitement camouflé sous des habillages divers.

Mais la Belgique, même wallonne, est assurément très diverse puisqu’un autre Liégeois, Robert Poulet, a, vers 1930, lancé avec Handji le «réalisme magique». Le grand représentant de cette tendance est cependant un Flamand de naissance, Franz Hellens.

Auteur fécond, Franz Hellens a maintenu la persistance d’un même esprit à travers une œuvre considérable et diverse de romancier, de conteur, d’essayiste et de poète. «Il fera, écrit Robert Kanters, le désespoir des historiens de la littérature et des critiques qui ont la manie du classement.» Mais il ajoute aussitôt que Hellens est «l’homme d’une seule œuvre, d’une œuvre d’une seule coulée et d’un seul souffle». Ce souffle de fond est celui du réalisme magique, ou plutôt, pour reprendre le titre d’un de ses recueils de nouvelles, des «réalités fantastiques». Pour Hellens la vérité est dans le rêve, mais cela ne le rend pas du tout aveugle à la réalité qu’aperçoivent les yeux ouverts. Toute l’œuvre de Hellens tend à exprimer cette bipolarité et à lui trouver un équilibre. Le Naïf , Moreldieu , Naître et mourir , pour ne pas parler de la poésie anticipative de Mélusine : voilà quelques-uns des points les plus brillants de la route suivie par ce grand écrivain.

Alexis Curvers, poète délicat, est venu à la prose narrative avec les récits de La Famille Passager et deux romans importants, Printemps chez des ombres et Tempo di Roma . Poète et narrateur aussi, Georges Linze.

Plus abondante est l’œuvre de Constant Burniaux, qui commença par des notations aiguës et nerveuses dans le «tempo» de Baillon, puis entama une longue suite de romans et de récits allant d’Une petite vie à Fille du ciel en passant par bien d’autres, notamment la série des Temps inquiets . Observateur sensible et même sensitif, il est de ces tendres qui se masquent d’ironie mais qui ne peuvent pas éternellement cacher leur jeu. Ses récits doux-amers adhèrent au vrai avec une sorte de souffrance, mais ils accueillent aussi la poésie et, dans certains cas, la féerie, tout en ne manquant pas de l’aiguiser aux résistances du réel. En prose comme en vers, car il est aussi poète, son rythme est celui de la saisie au vol des choses par une lucidité qui bondit et frémit.

Beaucoup plus douce et plus sage apparaîtra Marie Gevers, dont l’œuvre en prose nous a donné, mieux encore que ses vers, tout un trésor de connaissance amoureuse et précise des plantes, des eaux, des oiseaux et des saisons de la campagne flamande. On l’a rapprochée plus d’une fois de Colette pour cette notation des plus fins détails naturels, mais il s’agit là, semble-t-il, d’une égalité d’attention et de talent plutôt que d’une ressemblance de sensibilité. La sensibilité de Marie Gevers est tendre et comme maternelle, c’est un don de sympathie envers les choses et les gens. Dans La Comtesse des digues , Madame Orpha , La Grande Marée , comme dans Plaisir des météores ou Vie et mort d’un étang , elle nous fait aimer les peupliers et l’herbe des polders comme les adages des paysans de la Flandre anversoise (une vraie Flandre celle-ci, pas une Flandre de théâtre) parce qu’en aimant ce terroir, en y découvrant le pathétique des destins humains elle fait en sorte qu’il soit le nôtre tout le temps de la lecture. Et cela dans une prose si simple, si souple et si juste qu’elle semble n’être que la transparence de sa matière.

Franz Hellens, Constant Burniaux, Marie Gevers, Marcel Thiry, Jean Tousseul, Georges Linze... Beaucoup de romanciers belges sont en réalité des poètes, des poètes par la sensibilité de l’observation comme par celle du style. Là réside peut-être, à tout prendre, une remarquable particularité de la littérature belge. Il ne sera pas étonnant que nous la retrouvions dans le théâtre.

Le théâtre: Crommelynck et Ghelderode

Quoi de plus poétique que le théâtre de Maurice Maeterlinck (1862-1949), mais aussi que celui de Fernand Crommelynck (1885-1970). Paris lui donna une heure de gloire, en 1920, pour cette farce irréaliste et haute en couleur qu’était Le Cocu magnifique . Toutes ses pièces, depuis Le Sculpteur de masques et Les Amants puérils jusqu’à La Jeune Fille folle de son âme et Une femme qu’a le cœur trop petit ou Chaud et Froid , même le caricatural Tripes d’or , sont poétiques par l’outrance symbolique du sujet, le pittoresque poussé des personnages, et surtout par le lyrisme continuel d’une invention verbale qui annonce Audiberti, par la danse des images et le coloris du décor.

Mais la truculence tragique triomphera surtout dans les cinquante pièces de Michel De Ghelderode (1898-1962), depuis La Mort du docteur Faust et Barabbas jusqu’à Magie rouge , Mademoiselle Jaïre ou Fastes d’enfer . Il y a un peu de tout dans le foisonnement du délire ghelderodien: du Shakespeare, du Maeterlinck, du Jarry, du Calderón, de l’expressionnisme allemand, du romantisme à la Pétrus Borel... Et tout cela est entraîné dans un carnaval macabre où fuse la facétie, dans une cruauté où se défoulent la peur de la mort et la folie ardente de la vie. Poésie donc! Nous la retrouverons dans le Burlador de Suzanne Lilar, et jusque dans les pièces plus sages de dramaturges wallons comme Georges Sion, Jean Mogin, Charles Bertin.

Au terme de cette esquisse, une synthèse serait difficile, à cause précisément de la qualité d’authencité qui, facteur commun de tant d’œuvres, fait l’intérêt principal d’une littérature sans écoles, sans groupes et sans stratégie. Chacun y va son chemin propre, attentif avant tout à soi-même, et trop retenu par les signifiés pour se jouer à bouleverser les modes du signifiant.

3. Perspectives actuelles

Caractérisée par l’occupation quasi complète du territoire national, la Grande Guerre a notamment pour conséquence de disloquer la jeune institution littéraire belge qui s’était constituée à la fin du XIXe siècle sous la houlette de Camille Lemonnier. Celle-là procédait des combats de La Jeune Belgique et avait trouvé ses hérauts dans les figures de Verhaeren et de Maeterlinck. Surpris et révulsés par l’invasion allemande, les ténors de la littérature se mobilisent immédiatement pour la défense idéologique de la patrie. Ils le font avec d’autant plus de fougue que leur humanisme est internationaliste, et que leur imaginaire baignait dans la culture de l’envahisseur. La nouvelle génération littéraire se trouve quant à elle dépourvue des relais institutionnels habituels. Elle connaît trois situations matérielles fort distinctes: les tranchées, l’exil ou la vie en pays occupé. Les conséquences esthétiques de ces différents types d’insertions sont considérables. Elles se manifestent, en outre, dans un contexte nouveau. Le sacrifice des tranchées entraîne en effet l’instauration du suffrage universel qui impose l’existence d’un pays flamand et mine les structures du pouvoir comme les habitudes mentales de la bourgeoisie belge – laquelle parlait le français de part et d’autre de la frontière linguistique.

Le refoulement des avant-gardes

Cet ébranlement des assises sociales et culturelles du pays est rapidement perçu – et théorisé jusqu’à ses ultimes conséquences – par le jeune Clément Pansaers dans sa revue Résurrection . Publié en pays occupé à l’époque où triomphe, en Russie, la révolution d’Octobre, le périodique défend des points de vue internationalistes et révolutionnaires qui passent par l’abolition des frontières nationales. Le patriotisme n’a-t-il pas été le masque des expansionnismes industriels fauteurs de guerre? Pansaers propose donc pour la Belgique l’abolition du cadre constitutionnel de la bourgeoisie unitaire et plaide en faveur de structures fédérales qui n’abriteraient aucun nationalisme. La revue publie d’autre part les textes de jeunes écrivains comme Ghelderode ou Verboom, de pacifistes français tel Jouve et d’expressionnistes allemands que Pansaers a l’occasion de connaître du fait de la présence dans les troupes d’occupation d’écrivains tels Sternheim et Benn.

L’armistice de 1918 n’ayant pas débouché sur le triomphe de la révolution sociale mais sur la Société des nations, le jeune écrivain opte pour l’internationalisme des avant-gardes artistiques et rejoint les dadaïstes français. Tout de suite, il fait preuve dans ses théories d’un extrémisme qui sera la marque indélébile des meilleurs écrivains de la «Belgique sauvage». Celui-ci n’est pas étranger à leur marginalisation au pays comme en France. Pansaers ne craint pas en effet, dès 1919, de critiquer le confusionnisme de Littérature , qui accepte les textes de Reverdy ou de Max Jacob. Il dénonce déjà les propensions de Breton au platonisme, comme à l’excommunication. Convaincu de la nature anti-institutionnelle du dadaïsme, et heurté par les nouveaux conformismes qui s’instaurent à Paris, le pamphlétaire publie en 1921 à Anvers un numéro spécial de la revue Ça ira , significativement intitulé: Dada. Sa naissance. Sa vie. Sa mort.

L’émergence, à la fin des années soixante, d’une nouvelle génération littéraire, contemporaine de l’éclatement de l’État unitaire, fait sortir la figure de Pansaers des ténèbres où elle avait été précipitée dès sa mort en 1922. Cet obscur séjour échut d’ailleurs en partage, durant cinquante ans, à tous les écrivains belges de langue française qui se soucièrent de la libération ou de la dislocation du langage... Car le traumatisme inconscient causé par le recul des francophones et par l’échec de la Belgique latine n’engendra pas seulement des réflexes politiques aberrants : il pesa sur le devenir même des lettres au point de contraindre à l’exil, intérieur ou extérieur, les vrais libertaires.

En dépit de la figure symbolique et conciliatrice du roi Albert, l’effritement des assises culturelles de la Belgique francophone est tel que l’essentiel de la littérature qui a pignon sur rue durant l’entre-deux-guerres n’est ni nationaliste ni même régionaliste. Tout au contraire, il s’agit pour les écrivains d’effacer dans leurs textes toute trace de leur appartenance belge – fût-ce dans les sites décrits – et de chercher la dilution dans le rassurant espace français. Un humanisme vague enveloppe généralement cette démarche qui trouve en 1937 une expression idéologique dans le manifeste du groupe du Lundi et se retrouve dans l’appellation, pour le moins ambiguë, de «littérature française de Belgique». Conjointement, se mettent d’ailleurs en place les rouages d’une institution littéraire autochtone, enclose sur elle-même. La plupart des écrivains en question ne se font pas faute d’utiliser ces structures douillettes qui mèneront, après 1950, à un académisme totalement anémié : ne se paie-t-on pas le luxe d’écarter discrètement des écrivains du format de Ghelderode ou de l’inventivité de Jean Ray?

Dès lors, ceux qui sont rejetés par l’establishment littéraire se regroupent, en dehors de tout esprit d’exaltation nationale, sous l’étiquette de «Belgique sauvage» exprimant durant cinquante ans une indéniable singularité artistique tandis que les jeunes qui se dressent en 1976 contre la sclérose du monde littéraire en place se rassemblent sous l’étiquette de «L’Autre Belgique».

Au moment de dégager les courants nouveaux ou refoulés des lettres de langue française en Belgique, on se doit en tout cas de rappeler l’exemplaire radicalité du comportement de Michaux. L’auteur de Plume est proche de Franz Hellens, ce grand bourgeois francophone des Flandres qui perçoit très vite les conséquences du processus linguistique, forge la notion de «littérature française de Belgique» et joue durant un demi-siècle le rôle d’éminence grise des lettres. Avec lui, Michaux dirige, au milieu des années vingt, la revue Le Disque vert , mais finit par s’installer définitivement à Paris et rompt absolument avec la mère-patrie. Ce faisant, il suit rigoureusement la logique des conceptions de Hellens tout en créant une œuvre dont la langue ne peut s’expliquer en dehors des références belges. La violence même des dénégations du poète à l’égard de ses origines atteste d’ailleurs leur emprise. Mais il est tout aussi évident qu’il n’existait à cette époque d’autre issue que l’exil, dès lors que l’auteur de Lointain intérieur choisissait d’abstraire sa quête du souci de la révolution sociale et entendait se tenir en marge de toute avant-garde «structurée». La grandeur de Michaux est de l’avoir compris: libre de tout compromis casanier, il était désormais apte à explorer en paix les interstices du sujet qu’avait sans doute contribué à lui révéler son éducation partielle dans l’autre langue nationale.

Le déploiement des avant-gardes s’effectue d’abord en Belgique autour d’Anvers. Bilingue et cosmopolite, la grande métropole portuaire se ressent moins des pesanteurs du pays. Dans les années vingt, elle s’ouvre en outre rapidement aux courants artistiques nouveaux grâce à la proximité de la Hollande, qu’a épargnée la guerre, et où vont triompher les artistes groupés autour de la revue De Stijl . Sans être révolutionnaires, les revues qui y paraissent font preuve d’une ouverture et d’un anticonformisme inusités. Tel est le cas du périodique Lumière , animé par Avermaete, mais surtout de Ça ira , où Pansaers publia en 1921 son numéro spécial sur Dada. Paul Neuhuys, jeune poète découvert par Elskamp, est l’âme de cette revue qui prolonge son action par la publication de plaquettes où paraît notamment le premier texte de Michaux, Les Rêves et la jambe . De même que les langues se mêlent, les disciplines s’entrecroisent au cœur de ce monde bigarré où l’on voit le dadaïste Paul Joostens recourir fréquemment aux arts plastiques. Écriture et travail plastique se retrouvent également chez l’abstrait Seuphor, l’apôtre de Cercle et Carré , qui rédige une pièce, L’éphémère est éternel , destinée à être jouée dans des décors de Mondrian. L’auteur quitte toutefois Anvers pour la France dès que le rôle artistique central de la cité scaldienne a commencé à péricliter. Les nationalismes linguistiques y opèrent déjà leurs premiers ravages: Seuphor les répudiera avec force.

C’est l’heure où se développe à Bruxelles le groupe surréaliste belge. Immortalisé par la peinture de René Magritte, ce rassemblement d’hommes, tels Goemans, Scutenaire, Mesens, Souris, Lecomte ou Colinet, s’opère autour de la forte figure de Paul Nougé – celui-là même qui, en 1929, ose mettre en garde Breton en ces termes: «J’aimerais assez que ceux d’entre nous dont le nom commence à marquer un peu l’effacent.» Poète, Nougé est un intellectuel rigoureux, fasciné par Valéry, et un homme engagé qui participe en 1919 à la fondation de la section belge de la IIIe Internationale. Ce chimiste de formation ne partage pas la confiance de ses pairs français dans les jeux du langage qui, selon lui, nous domine plus que nous ne le maîtrisons. Il refuse donc de se livrer à l’automatisme verbal et lui préfère une démarche oblique, susceptible de révéler sans cesse de nouvelles différences et de piéger ce qui aliène notre lucidité et notre vie.

Aussi commence-t-il en 1924 par rédiger avec Goemans et Lecomte des tracts qui débusquent les clichés d’écriture des maîtres (Paulhan, par exemple). Sa célèbre conférence de Charleroi consacrée à la musique essaie de même de dépister les poncifs de la perception, de la critique ou du discours des créateurs afin de dégager une théorie de l’art capable de retrouver le périlleux, de libérer les possibilités enfouies de l’homme et d’être une morale innervant l’action de l’artiste. Car cet homme qui récuse au parti le droit de lui dicter les lignes de son art estime en revanche que celui-ci consiste toujours à prendre parti. C’est pourquoi il se désolidarise du type d’arguments choisi par Breton en 1932 pour défendre Aragon dans l’affaire de Front rouge . Puisque le poète est un terroriste, il doit avoir le courage de s’assumer comme tel et ne pas jouer à l’esthète! Avec ces moyens limités que sont les mots isolés ou les groupes de mots, il doit créer des «objets bouleversants» qui modifieront la vie d’autrui. Pour ce faire, Nougé recourt au poème bref, voire aux slogans publicitaires remaniés.

À l’opposé de cette attitude qui frôle sans cesse les limites de la littérature, le parcours de Marcel Lecomte, que par ailleurs l’ésotérisme attirait, s’apparente à celui de l’auteur des Cartes transparentes dans sa volonté de sortir des sentiers battus de la littérature mais s’écarte de lui par la conviction qu’il importe, pour y parvenir, de passer par elle. Aussi, loin de recourir au laconisme éclaté des brefs poèmes de Nougé, Lecomte écrit-il de courts récits à la phrase longue et maniérée, parfois même alambiquée. Ceux-ci se concentrent autour d’un phénomène apparemment ordinaire dont ils révèlent, par un subtil jeu de miroirs souvent anxiogène, la part d’inquiétante étrangeté que le phrasé met en relief.

Peu compris par la branche hennuyère du surréalisme belge (Chavée-Dumont) qui fait confiance, dix ans plus tard, à l’automatisme cher à Breton comme aux slogans du P.C. stalinien, le dessein radical de Nougé trouve un écho transformé à la génération suivante, dans l’œuvre de Christian Dotremont. Âme du mouvement Cobra qu’il fonde en 1949 pour dépasser les impasses politiques et esthétiques du «surréalisme révolutionnaire» dont il avait été un an plus tôt l’instigateur avec Chavée, Noël Arnaud et d’autres, Dotremont invente ensuite une forme personnelle capable de prolonger son expérience cobriste des peintures-mots et de produire un objet bouleversant à la matérialité avérée: le logogramme. Sur de grandes feuilles blanches, l’écrivain déploie un large paraphe qui occupe l’espace de la page et trouve sa minuscule paraphrase, aisément déchiffrable, dans le bas de la feuille. Dotremont entend ainsi rendre au poème la dimension de signifiance impliquée par son tracé matériel et ne plus se contenter de la forme abstraite, ou simplement typographique, qui prévalait chez Nougé. Son travail concret avec des plasticiens comme Jorn, Appel ou Alechinsky – là où Nougé s’était fait le critique éclairé de Magritte; son attention extrême au rythme du corps, rendue inéluctable par sa tuberculose; sa plus grande distance, liée à l’époque, vis-à-vis des idéologies en voie de pétrification ou des dynamiques collectives ont permis au solitaire de Tervueren d’aboutir à cette forme singulière capable de synthétiser l’expérience de Cobra, le travail des textes strictement poétiques et l’imaginaire nordique régulièrement revivifié par les voyages de l’auteur en Laponie. L’expérience du tremblé de l’œuvre s’y joua dans une farouche volonté de demeurer au pays en dépit de la méconnaissance profonde qu’elle rencontra dans le milieu littéraire.

La tradition des avant-gardes irrespectueuses et profondément novatrices, dont Pansaers, Nougé ou Dotremont constituent les parangons, alimente durant l’après-guerre les travaux de ceux qui refusent l’académisme dominant sans atteindre pour autant l’originalité absolue de la grande œuvre. Animée par Théodore Koenig, la revue Phantomas parvient ainsi à offrir à nombre de talents le lieu où publier textes ou aphorismes que leur gaillardise verbale éliminait d’office des circuits officiels. Edda de Jacques Lacomblez ou Temps mêlés du pataphysicien André Blavier, cet ami de Queneau, constituent des initiatives plus individuelles que celle des «types en or»; elles n’en constituent pas moins des tentatives analogues pour surmonter l’impasse des années cinquante.

Les «golden sixties» engrangent, quant à elles, suffisamment de contradictions pour libérer quelques détonateurs dans le landernau belge: le situationnisme trouve ainsi en Raoul Vaneigem un de ses plus brillants théoriciens. Son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), qui préfigure et résume l’expérience de Mai-68, prolonge la réflexion entamée à partir de Rimbaud sur les rapports entre politique et poésie. Optant résolument pour l’irruption de celle-ci au cœur même de la vie, Vaneigem abandonne le type de distance réflexive que continuait de préconiser Nougé, tout en produisant une pensée de déconstruction radicale de l’univers contemporain dominé par l’économique. Le Livre des plaisirs (1979), L’Histoire des frères du Libre-Esprit (1986) et l’Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire (1990) témoignent à leur tour de cette recherche et de cette espérance.

La rage existentielle, fondée sur une croyance littérale aux préceptes de la modernité artistique et non sur un discours critique différencié, débouche, quant à elle, sur l’irruption abrupte, éphémère mais tonitruante, du théâtre laboratoire vicinal (1969-1974). Avec les pièces signées Frédéric Baal s’opère, au théâtre, un travail de dislocation linguistique porté par le seul jeu de l’acteur.

Alors que Baal cesse pratiquement d’écrire, un poète venu des rives hyper-telquelliennes de T.X.T. et du militantisme maoïste donne à ce que l’on a fort justement appelé «la Belgique sauvage» des textes dont le baroquisme verbal ne s’était plus fait entendre depuis De Coster et de Ghelderode. Significativement, ceux-ci débouchent en 1990 sur un opuscule «Les Folies belgères» publié en même temps qu’«Artaud Rimbur»... C’est que, chez Verheggen, le travail des avant-gardes postmodernes sur le signifiant et les fleurons da la langue noble s’articule avec les «basses langues» que l’enfant a entendues dans les campagnes wallonnes. Après Le Degré zorro de l’écriture (1978) et Vie et mort pornographiques de M me Mao (1981), Verheggen donne, en effet, une extraordinaire trilogie de ses enfances: Porches, Porchers (1983), Pubères, Putains (1985) et Stabat mater (1986).

Issu d’un parcours intellectuel assez proche, Paul Emond propose, dans le domaine romanesque, une Danse du fumiste (1979) époustouflante de renversements langagiers et un Tête-à-tête (1989) où la présence-absence de l’époux amnésique permet à la femme d’assembler, en un texte continu de cent pages, toutes les variantes de la litanie des récriminations conjugales.

Les nautoniers de la mémoire perdue

Essentielle en poésie, la modernité travaille d’une façon moins visible, mais tout aussi profonde, les autres genres littéraires: les francophones de Belgique s’efforcent de les adapter à la transcription d’une histoire et d’une réalité qui se sont construites aux antipodes de celles qui ont modelé l’Hexagone. À ce titre, les années soixante se révèlent essentielles. La décolonisation bâclée de l’empire belge d’Afrique centrale, le déclin du sillon industriel wallon fondé sur le charbon et l’acier, la révision de la législation linguistique en 1963 qui assure les droits des locuteurs de langue néerlandaise en incluant les préceptes archaïques du droit du sol, constituent une série de détonateurs qui rendent malaisée la perpétuation de la conscience unitaire belge.

En dépit du pouvoir que continuent de détenir ses tenants dans l’institution littéraire, on voit dès lors s’effriter l’esthétique «néo-classique» qui avait prévalu dans l’après-guerre. Le grand public accède de son côté, et définitivement, aux charmes de «l’école belge de l’étrange» que le cinéma va également incarner en la personne d’André Delvaux. Quoi de plus pertinent, en effet, que le «réalisme magique» si l’on désire rendre perceptible l’inquiétante étrangeté d’un réel qui correspond moins que jamais aux discours censés l’escorter et le produire? Michel De Ghelderode et Jean Ray, Lecomte même connaissent ainsi un début de profonde reconnaissance. Grand maître de l’esthétique classique en poésie, Marcel Thiry trouve également dans le conte fantastique une réponse aux avanies du moment. Son Échec au temps (1945) s’appelle cette fois Nouvelles du grand possible (1960).

Mais le maître du réalisme magique est sans conteste, à cette époque, Paul Willems. L’enchanteur des années cinquante, l’auteur d’Il pleut dans ma maison (1958) a parfaitement intériorisé la rupture historique des années soixante. À partir de Warna (1963), son univers dramatique ne cesse d’approfondir la césure croissante entre réel et imaginaire. Si son chef-d’œuvre, La Ville à voile (1967), maintient encore un apparent équilibre, Les Miroirs d’Ostende (1974), Nuit avec ombres en couleurs (1983) ou La Vita breve (1991) révèlent de plus en plus crûment quelle aphasie homicide menace le sujet au cœur d’une telle tension. Cette hantise de la fêlure, qui débouche chez Willems sur un vertigineux jeu théâtral des doubles, manifeste une insidieuse action de l’autre que Guy Vaes, autre francophone des Flandres, a symbolisée dans un roman plein de méandres, Octobre long dimanche (1957). Cette perte d’identité, Jacques-Gérard Linze cherche également à l’actualiser dans La Conquête de Prague (1965).

Ce travail sur l’errance et la mémoire brisée trouve des illustrations adoucies chez d’autres écrivains, moins immédiatement marqués par le poids de l’antagonisme linguistique ou par l’obsession formelle. Les conséquences esthétiques sont claires. Si Willems essaie de conserver à ses pièces une construction impérieuse que minent ses dérives langagières, si Vaes se coule volontiers dans le moule narratif anglo-saxon, les Rolin, Juin ou Moreau s’approprient au contraire les techniques du nouveau roman pour sortir de la narration classique. De la sorte, ils aboutissent progressivement à ce qui, pour chacun, constitue sa mémoire perdue. Ainsi parviennent-ils à restituer peu à peu à une collectivité spécifique son assise trop longtemps occultée par une esthétique et un discours de la dénégation de soi. D’une esthétique, les Belges retiennent ainsi les techniques qui leur permettent de sortir du carcan narratif traditionnel pour l’appliquer au plus intime de leur mémoire subjective. C’est Dominique Rolin remontant à sa prime enfance (L’Infini chez soi , 1980), à la geste familiale (Lettre au vieil homme , 1973; Deux , 1975; Le Gâteau des morts , 1982), à la saga mythique des provinces belges (Dulle Griet , 1977; L’Enragé , 1978), voire à ses amours essentielles (Le Lit , 1960; Trente Ans d’amour fou , 1988). C’est Hubert Juin évoquant dans le cycle Les Hameaux (1978) les villages gaumais de son enfance, sans tomber dans les poncifs passéistes du roman régionaliste. C’est Marcel Moreau éructant son enfance boraine et faisant affleurer le fonds pulsionnel qui demeure étranger à la loi, dans Quintes (1962). Mêlant le laconisme presque aphoristique des fragments au souffle relatif des suites, c’est encore ce fonds perdu que cherche à atteindre en poésie une autre hennuyère, Claire Lejeune (Mémoire de rien , 1972).

L’histoire en lambeaux

Si le principe des séquences brèves caractérise également l’écriture de Jean Louvet, le travail auquel s’attellent ses pièces à partir de 1962 vise aussi la mémoire annihilée d’un peuple qu’il n’entend réduire ni à sa particularité biographique ni à sa quintessencce métaphysique. Enfant du prolétariat wallon, Louvet porte à la scène cette classe sociale alors que l’histoire est en train de lui retirer, en Belgique, et son gagne-pain, et les assises de sa vision du monde. Du Train du bon Dieu (1962), évocation des grandes grèves de soixante, à L’Homme qui avait le soleil dans sa poche (1982), remémoration du député communiste républicain Julien Lahaut assassiné peu après la prestation de serment du roi Baudouin, en passant par la pièce autobiographique Conversation en Wallonie (1976) qui retrace et mythifie l’histoire du fils d’ouvrier contraint de sortir de sa classe pour conquérir le savoir, le théâtre de Louvet ne cesse, à la fois, de retracer sans emphase le digne désespoir d’un peuple abandonné par ses élites et de s’interroger sur la déliquescence du symbolique comme sur le porte-à-faux contemporain des intellectuels de gauche. Un Faust (1985) est exemplaire de cette double interrogation que le dramaturge a notamment poursuivie avec l’active complicité du rénovateur du théâtre belge de langue française après 1968, Marc Liebens.

L’irruption de l’histoire au sein des textes dramatiques se manifeste en outre, à la même époque, dans l’œuvre de René Kalisky. Celle-ci convoque sur le plateau toutes les infamies du siècle qui a mis à mal – et sans doute à mort – le sujet occidental issu de l’humanisme renaissant et du judéo-christianisme. Soucieux par ailleurs de sortir du postbrechtisme qui fige la langue et le jeu, Kalisky tente de mettre sur pied – en dialogue avec Antoine Vitez dès 1974 – un théâtre de structure plutôt baroque, jouant de toutes les ressources de «la séduction pour tuer le mensonge», que celui-ci soit politique ou social. L’acteur y incarne un personnage démultiplié dans le temps historique (un juif contemporain et le roi Saül par exemple), de la même façon que le texte se doit d’être une partition polyphonique, capable de pulvériser le jeu vériste ou dogmatique qui sévit alors sur les scènes occidentales. Tour à tour seront convoqués le stalinisme dans Trostsky, etc. (1969), le nazisme dans Jim le Téméraire (1973) ou le fascisme dans Le Pique-nique de Claretta (1974). L’emprise médiatique des masses à travers le sport est tout aussi crûment mise en exergue dans Skandalon (1970). De même, le dramaturge n’hésite pas à mettre en cause le sionisme (Dave au bord de mer , 1977). C’est que ce fils d’un des martyrs d’Auschwitz se préoccupe de récuser tous les simplismes contemporains et choisit d’occuper une place dérangeante, comparable à celle de Pasolini, auquel il consacre une de ses pièces les plus complexes. Puis, l’homme qui a mis en scène dans Europa , autour d’un échiquier, l’horreur allemande et le miracle mozartien achève sa fulgurante trajectoire sur un triptyque: Charles le Téméraire , ou l’échec du pays d’entre-deux (cette Belgique pourtant réelle qui choisit toujours l’imaginaire); Sur les ruines de Carthage (1980), ou l’échec de l’intellectuel renaissant et de l’individu nomade; Falsch (1983), enfin, où se formule la question du «qui suis-je?» après l’holocauste.

Autour des années quatre-vingt, l’Allemagne commence à faire retour dans le champ littéraire belge, aussi bien chez Gaston Compère que chez François Weyergans, chez Thierry Haumont que chez Francis Dannemark. Cette présence se manifeste particulièrement dans Les Éblouissements (1987) de Pierre Mertens, roman qui, à travers un des grands poètes de ce siècle, Gottfried Benn, scrute les errements auxquels a pu mener le nazisme. Mertens, qui incarne parfaitement le rapport d’amour-haine éprouvé par les élites belges à l’égard de leur pays, et qui aime s’attacher à des figures confinant à l’abjection ou à l’échec (Perdre en est la quintessence et la transsubstantiation), doit significativement recourir au regard d’un étranger déraciné pour décrire la Belgique réelle (Benn dans Les Éblouissements pour le Bruxelles de 1914-1918 ou pour le Knokke des années cinquante; un exilé chilien pour la Belgique contemporaine dans Terre d’asile , 1978).

Pour les romanciers d’un pays qui refuse de se laisser nommer, l’emprise du pays reste malaisée à formaliser distinctement. Souvent, elle se mêle en outre aux idéaux tiers-mondistes d’une génération qui n’avait pas hésité à défiler sous le slogan: «nous sommes tous des étrangers». Cette étrangeté à soi-même et au monde peut donc prendre des formes variées. Venu tard à l’écriture, un Jean Muno la projette dans le quotidien en décrivant la monotonie petite-bourgeoise des Belges dans Ripple-Marks (1976), ou en traçant l’ubuesque caricature de leur propension à l’académisme dans Histoire exécrable d’un héros brabançon (1982). Une touche de fantastique ou de grotesque irise son propos alors que, chez Conrad Detrez, qui prend partiellement l’histoire pour matière de ses récits, ces accents trouvent un relief accru. Car l’évocation de l’histoire s’accommode mal, en Belgique francophone, des codes narratifs qui transcrivent l’histoire à la française. Aussi la remémoration d’une enfance wallonne dans Ludo (1974), de la scission de l’Université catholique de Louvain dans L’Herbe à brûler (1978) ou du reflux des guérilleros de l’Amérique latine dans La Lutte finale (1980) revêtent-elles des caractères oniriques et picaresques – et cela, même chez un homme qui lutta physiquement au Brésil contre la dictature, et qui osa s’affronter dans Les Plumes du coq (1975) au tabou de la question royale.

Faute d’un soi, la belgitude?

Fruit de décennies de dénégation, ce malaise éprouvé autant avec soi-même qu’avec l’histoire est renforcé par le jeu ambigu d’une institution littéraire qui cultive à la fois le «ghetto» et la fusion mythique avec la France. On en aperçoit toutes les conséquences contradictoires à l’heure où l’émergence d’une nouvelle génération littéraire coïncide avec une restructuration de l’État belge qui contraint les francophones à se définir enfin ouvertement et spécifiquement. Le numéro des Nouvelles littéraires composé par Pierre Mertens en 1976 sous le titre «L’Autre Belgique» tend en effet à rompre avec l’académisme et à autoriser l’expression d’une spécificité qu’il inscrit à l’enseigne d’un terme construit sur le modèle du vocable senghorien de la négritude: la belgitude.

Expression d’une spécificité, refus de l’«idée» nationaliste, renvoi nostalgique à ce qui se délite, rattachement au seul terme qui permette aujourd’hui encore aux francophones de ne pas procéder à une ablation d’eux-mêmes, vocable ambigu au regard du jeu flamand, mais transcription d’une spécificité sans identité qui ne trouve à s’exprimer qu’à travers le modèle choisi par d’anciens colonisés, ce vocable cristallise, à la fin de la décennie, une volonté d’appartenance. Elle indique, en même temps, la difficulté de l’entreprise, largement due à l’absence de supports institutionnels suffisants. En témoigne de façon exemplaire le florilège composé en 1980 par Jacques Sojcher sous le titre La Belgique malgré tout . Comme les réactions formées à partir du modèle identitaire français, et qui prônent soit le «rattachisme» (Belgique requiem , 1980, de Swennen), soit la sortie de l’ambiguïté par un repli sur l’identité à naître des provinces exclusivement francophones (Le Manifeste wallon ).

C’est que l’apprentissage quasi exclusif – et l’intériorisation! – du modèle français, alors que l’histoire et le champ social belges sont faits de centres fuyants, hâtivement superposés, entraîne un vertigineux divorce entre les mots et les choses. Le renforcent l’absence du nom propre et la tenace conscience de l’échec retourné contre soi. Si l’on y ajoute le problème économique de l’édition, monopolisée à Paris, et la contradiction où se trouvent prises les institutions littéraires belges, on comprendra peut-être qu’une des plus vieilles collectivités francophones du monde rechigne à l’enseignement de sa littérature et que ses élites ne cessent de manifester leur incapacité à produire un discours d’escorte cohérent. Filles des contradictions des deux décennies précédentes, les années quatre-vingt enregistrent toutefois, à travers l’action de l’éditeur Jacques Antoine, puis des éditions Labor, une réappropriation du patrimoine littéraire propre aux francophones de Belgique. Celle-ci coïncide avec l’attribution légale de pouvoirs «importants» à la collectivité spécifique qui les représente: la Communauté française de Belgique (une construction verbale représentative du malaise).

Plusieurs œuvres poétiques d’envergure voient le jour à la même époque. Elles situent apparemment leur chant comme en dehors de l’histoire. C’est, d’une part, la méditation philosophique et cosmique de François Jacqmin dans Les Saisons (1979), recherche dont l’auteur pousse encore plus loin la hantise dans Le Livre de la neige (1990). C’est, d’autre part, Maîtres et maisons de thé (1979) de Werner Lambersy, cérémonial et chant de maîtrise fondé sur le rituel japonais. C’est enfin la totalité du parcours littéraire et philosophique de Max Loreau qui débouche en 1989 sur la publication d’une somme philosophique, La Genèse du phénomène . Le critique de Michaux, de Dotremont et de Dubuffet y rassemble toute son expérience pour tenter de décrire ce qui préside à l’émergence d’une spécificité.

L’infralangagier, qui confine à la mélopée – mais une mélopée striée par le pulsionnel – anime par ailleurs la plume d’Eugène Savitzkaya (Mentir , 1977; La Traversée de l’Afrique , 1979; Les morts sentent bon , 1984), lequel se dégage définitivement de l’influence qu’avait eue sur lui la poétique mélodieuse de Jacques Izoard. C’est encore l’infralangagier qui travaille, jusqu’au scatologique parfois, l’œuvre polymorphe de Gaston Compère. Celle-ci s’épanouit dans chaque genre littéraire. Secrètement obsédée par le modèle musical, très au fait de tous les procédés de la rhétorique dont elle joue savamment, cette œuvre trouve dans la structure formelle le cadre où inscrire les processus de dissolution qu’elle met en scène, par exemple, dans La Constellation du serpent (1983) ou dans Je soussigné, Charles le Téméraire (1984). De façon moins alambiquée, c’est ce que William Cliff cherche en poésie dans le maniement presque parodique de l’alexandrin pour soutenir la description de la dérive homosexuelle (Marcher au charbon , 1978; En Orient , 1986).

Ces processus de dilution de soi ou d’errance se multiplient dans les textes, sous des formes bien sûr différentes. C’est au théâtre, à l’heure du Faust de Louvet, Jocaste (1981) ou Tausk (1987) de Michèle Fabien; et, un peu plus tard, Neige en décembre (1988) de Jean-Marie Piemme. En prose, alors que Pierre Mertens vient d’obtenir le prix Médicis pour des Éblouissements , ce sont les Mémoires d’un ange maladroit (1984) de F. Dannemark, Les Petits Prophètes du Nord (1980) ou Le Conservateur des ombres (1984) de Thierry Haumont, et toute la production de Jean-Claude Pirotte. Celle-ci trouve dans Sarah feuille morte (1989) une perfection de langue et d’univers qui ressemble à la musique d’un clavicorde. La Champagne a succédé à l’Ardenne et à la Hollande qui circonscrivaient l’univers de La Pluie à Rethel (1982).

Cette propension s’étend significativement à la nouvelle génération, qui cherche par ailleurs à se situer de nouveau sur des positions désengagées. Que ce soit sous la forme distanciée d’un Jean-Philippe Toussaint, ou sous la forme carnavalisée et haute en couleur d’un Philippe Blasband, elle entraîne également des attitudes de refus. Celles-ci tentent de redessiner une figure, de recomposer un corps malgré l’emprise du vide, des ombres, du désert, de l’échec. Chez Bertin, cela prend, dans Les Jardins du désert (1981), la forme d’une crispation autoritaire chez le chef spirituel et temporel d’une collectivité qui a survécu à un cataclysme. Chez Jacqueline Harpmann ou chez Françoise Collin, l’entreprise recoupe les procédures de remémoration que l’on a vues à l’œuvre dans les années soixante. La première reconstitue ainsi, autour d’une infirme, un groupe d’adolescents inventifs que la vie adulte a essaimés et meurtris, tandis que la seconde cherche, dans Le Rendez-vous (1988), à retrouver un socle personnel dans le dialogue mère-fille. Frans De Haes procède de même en poésie en convoquant l’ombre contradictoire du père mort et en prenant fond sur une relecture inspirée de la Bible.

Avec Œdipe sur la route (1990) d’Henry Bauchau, l’opération atteint une maîtrise et une perfection rares. En prenant appui sur le mythe grec, mais en le saisissant là où il reste muet (entre Thèbes et Colone), Bauchau dresse une figure positive qui échappe à la fois à l’abjection, à la facétie ou à la crispation. L’errant, celui qui est sorti des murs de la ville, devient d’autant plus souverain qu’il n’est plus roi de Thèbes. Sa souveraineté s’exerce hors lieu, à travers la sculpture, le chant profond, la guérison et l’écoute. La hantise de la liberté qui animait déjà La Légende d’Ulenspiegel (1867) s’incarne ici plus solidement, à travers «l’aveugle qui chante». Où l’on retrouve, et De Coster, et Maeterlinck. Où l’on peut lire le clivage interne à la langue et à l’histoire qui définit les Belges de langue française. Où l’on peut déchiffrer les aléas d’une institution littéraire autonome qui n’a jamais osé aller au bout de ce qu’impliquait cette potentialité.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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